DCH : Parlez-nous de votre travail avec Bagouet pour cette création. Comment était l’ambiance ?
Rita Cioffi : J’étais rentrée dans la compagnie pour faire des reprises de rôles, mais Necesito était ma première et seule vraie création. Et j’avais une semaine à travailler seule avec Dominique, les autres danseurs étant occupés ailleurs. Il m’a demandé d’improviser et le hasard a voulu que je venais de passer des vacances en Espagne, et que j’étais passée par Grenade. Mes souvenirs de l’Alhambra et de ses jardins étaient très frais. Je me suis amusée à faire des arbres, des plantes… Pour la pièce en général, Dominique savait exactement où il voulait aller. Mais si ce qu’on lui proposait l’intéressait, il était aussi prêt à changer l’angle un tout petit peu. Nous avons aussi travaillé sur une idée de harem, avec une ambiance douce et sensuelle. De toute la matière que nous avons développé, il a retenu ceci, rejeté cela. Mais il était quelqu’un de très respectueux. Il ne disait jamais : C’est mauvais. Il disait : « Ca, je ne l’assume pas, c’est pas moi. »
DCH : Comment avez-vous travaillé pour la transmission ? La matière est-elle encore vivante en vous ? Avez-vous pu travailler à partir de captations vidéo ?
Rita Cioffi : Ce que j’ai dansé moi-même me revient assez facilement. La complexité de la pièce vient de ce qu’il y a neuf personnalités très différentes. Pour cette transmission, j’ai pu inviter trois autres interprètes qui sont intervenus ponctuellement, pour parler de leurs solos, Olivia Grandville, Fabrice Ramalingom et Sylvain Prunenec. Chacun est venu pendant deux ou trois jours. Il existe plusieurs captations intégrales, nous filmions beaucoup. Car après la création, Bagouet continuait à travailler sur ses pièces, il pouvait toujours modifier quelques détails.
DCH : Comment les jeunes danseurs du CNSMDP ont-ils reçu cette pièce ? De quelle manière leur parle-t-elle ?
Rita Cioffi : C’est une question intéressante, car quand la pièce a été créée, ils n’étaient même pas nés. Ils ne connaissaient pas l’univers Bagouet, mais ils se sont pris au jeu assez rapidement. Dans la danse de Dominique, tout commence par un état, et c’est assez difficile à transmettre. On peut interpréter la partition chorégraphique, et pourtant le résultat sera très différent. Donc il leur a fallu un certain temps pour se mettre dedans. Mais après, ils étaient très investis. Seulement, comme la pièce repose sur neuf partitions très différentes, on ne peut rien construire tant qu’on n’a pas décidé la distribution. Ils pouvaient en regardant la captation se projeter sur un personnage et moi, les voir dans un rôle différent. C’était une étape délicate et je sentais les danseurs très occupés à se demander qui allait faire quel rôle, d’autant plus que je ne pouvais pas prendre mes décisions tout de suite. Ce processus a demandé un certain temps.
DCH : Alors comment s’est fait la distribution ? Avez-vous fait une sélection ?
Rita Cioffi : Finalement non. Nous devions avoir toute la promotion, une quinzaine de danseurs. Et finalement, il y avait exactement neuf. Mais c’étaient sept filles et deux garçons alors que nous étions, en 1991, cinq garçons et quatre filles. Au résultat, par exemple, le roi Ferdinand qui doit s’emparer de Grenade est interprété par une danseuse. Mais alors, pourquoi ne pas faire l’inverse ? Aussi le jardin, à l’origine interprété par une fille, est ici dansé par un garçon. Ajoutez à cela que les corps de danseurs ne sont plus les mêmes, et vous voyez qu’il n’était pas facile de retrouver l’esprit de la pièce.
DCH : On voit donc une sorte d’écho de Necesito…
Rita Cioffi : Il faut que j’ajoute une chose très importante : Quand on m’a proposé cette transmission, c’était pour moi un projet pédagogique, d’autant plus que je suis habituellement impliquée, pour la transmission du répertoire Bagouet, dans des missions pédagogiques, dans des cadres très précis de formation. Je me suis rendue au CNSMDP pour aider les étudiants à devenir de meilleurs danseurs ! Après, tout a pris une ampleur différente, avec la programmation dans différents lieux, dont la première à Montpellier Danse. Maintenant on va au Ballet du Nord, puis à Marseille et au printemps 2023 à Chaillot. Mais en 2023, ce seront déjà de nouveaux danseurs, puisque la distribution actuelle aura terminé le cycle d’études correspondant à notre projet.
Propos recueillis par Thomas Hahn
Au Ballet du Nord, le 16 septembre 2022